La victoire de l’Espagne nous a éblouis. Elle ne doit pas nous aveugler.

Oui, les Espagnols ont fourni un très grand match. Oui, leur victoire contre l’Italie est méritée (même si les blessures des Italiens ont rendu son ampleur excessive). Mais non, ils n’ont pas maîtrisé leur destin de bout en bout de la compétition. Non ils n’ont pas été rayonnants pendant les matchs précédents.

La victoire des Espagnols les fait entrer dans l’Histoire du football. Aucun pays d’Europe n’avait réussi pareille série, Euro – Mondial – Euro. Ajoutons qu’ils ont joué pendant la finale un football de rêve. C’est donc légitimement que les louanges pleuvent sur ces joueurs intelligents, élégants, et finalement efficaces.

Mais à force de pleuvoir dru, les louanges finissent pas déborder du cadre, et on finit par prêter aux Espagnols plus de qualités qu’ils n’en ont. Devant le résultat et la manière, les commentateurs perdent la mémoire, ils repeignent le passé à la couleur du présent, et, pour reprendre la métaphore de Kundera, ils ne voient plus le brouillard qu’ils ont traversé, l’incertitude qui régnait pendant le parcours.

On nous dit en effet que les Espagnols ont géré leurs matchs pendant toute la compétition. Qu’ils n’ont pas été brillantissimes pendant les phases de poule, ni contre la France, car ce n’était pas indispensable. Que tout en gérant leurs efforts ils ont fait le nécessaire pour aller en finale, et que là ils ont donné tout ce qu’ils avaient. C’est oublier un peu vite la demi-finale contre le Portugal : 0-0, victoire aux tirs au but

Je ne veux pas ici minimiser le mérite des Espagnols, je veux dénoncer l’aveuglement des commentateurs.

Comment peut-on dire que l’Espagne a « géré » sa compétition alors que sa qualification contre le Portugal s’est jouée aux tirs au but, et donc à pile ou face (au sens propre du terme pour qui croit en l’Axiome de Fitoussi, au sens figuré pour qui n’y croit pas). ? C’est simpliste, c’est Déterministe, c’est mensonger. Personne ne peut imaginer que l’Espagne ait choisi délibérément d’aller jusqu’aux tirs au but contre le Portugal. La vérité est que contre le Portugal ils n’ont pas atteint leur objectif, ils n’ont pas maîtrisé la situation. Ils ont essayé de gagner le match, ils n’y sont pas arrivés, et s’ils se sont qualifiés c’est plus grâce à la chance que grâce au talent.

Cette réalité est simple, factuelle, mais on essaye de la masquer, de la nier. Pourquoi ?

Sans doute parce que l’accepter, ce serait admettre que cette merveilleuse équipe, l’une des plus grandes de tous les temps, n’a gagné ce titre que grâce à l’aide de la chance. Pour le dire autrement, elle aurait pu être la plus grande équipe de tous les temps, et ne pas même jouer la finale. Tout comme la France de 1982. D’où un discours un peu trop compliqué, et obligatoirement modéré, dans lequel il faudrait admettre qu’une équipe sublime le 1er juillet contre l’Italie a pu être moins impressionnante et finalement chanceuse le 27 juin contre le Portugal, après avoir été carrément ordinaire le 23 juin contre la France. Ce qui ouvre la question de ses réelles possibilités ce 23 juin (s’est-elle contentée de produire un jeu très moyen car cela suffisait pour battre l’équipe de France, ou était-elle alors au maximum de ses possibilités ?). Et ce qui interdit surtout de se vautrer dans le dithyrambe au sujet d’un Vicente del Bosque omniscient, et d’une équipe invincible et sans défaut.

Les Déterministes pourraient se satisfaire de la victoire du plus fort, mais il leur en faut toujours plus. Il leur faut célébrer cette victoire historique avec un discours à la hauteur. Ils versent donc dans l’emphase, et ils n’entendent pas qu’une vulgaire demi-finale sans relief les en empêche. Ils poursuivent donc leurs méfaits en gommant du passé ce match nul contre le Portugal, qui ne colle pas avec le sens qu’ils veulent donner aux événements.

Les Déterministes deviennent Emphatiques, et trouvent encore matière à réécrire l’histoire, alors même que le favori a gagné la finale, et de la plus belle des manières.

Cette volonté délibérée de nier une réalité qui ne déshonore pourtant ni l’Espagne ni le football, m’est apparue clairement lundi matin à l’écoute d’une interview sur Europe 1. Je livre les noms des protagonistes pour citer mes sources, et parce que les deux ont mon estime. Bruce Toussaint (animateur de cette tranche matinale) interroge Vincent Duluc, spécialiste football de l’Equipe. Ils s’extasient conjointement sur l’équipe d’Espagne. Puis Bruce Toussaint feint de jouer les provocateurs, d’apporter la contradiction, en évoquant les matchs moins réussis pendant les phases de poule, puis en quart de finale contre la France. Mais il n’évoque pas la demi-finale contre le Portugal. Vincent Duluc lui sort donc sans problème le discours convenu sur la manière dont cette équipe est arrivée au sommet « aussi par la gestion », et pas seulement par la conquête. Bruce Toussaint n’ira pas plus loin. Il s’intéresse au football, il a en tête le match nul contre le Portugal, mais il ne l’évoquera pas.

Il n’a fait que feindre de poser une question embarrassante, il a simulé la contradiction, mais il n’a pas soulevé le point qui aurait réellement posé problème à son interlocuteur. Je l’écoute souvent, je peux dire qu’on l’a déjà entendu plus incisif. Pourquoi ce manque d’agressivité ? Peut-être un peu par manque de courage. Vincent Duluc a écrit que la victoire propulsait l’équipe d’Espagne « sur un sommet où elle n’a plus de voisin ». Il serait malvenu de le ramener à un peu plus de modération en lui rappelant qu’il s’en est fallu d’un tir au but de Joao Moutinho ou de Bruno Alves que l’Espagne ne reste au pied de ce sommet. Bruce Toussaint ne veut pas être le rabat-joie de la Roja.

Il nous faut donc supporter les jugements définitifs et les superlatifs pompeux de ces journalistes Emphatiques qui préfèrent se prendre pour Victor Hugo plutôt que de narrer les faits.

Seul Panthéon-Foot ose se lever pour remettre les choses à leur place. Oui, les Espagnols ont joué une finale de rêve. Oui, ils peuvent produire un football éblouissant, intelligent, comme aucune autre équipe n’en est capable aujourd’hui. Di Stefano parlait des Français de 1982 en évoquant « des cerveaux qui courent », cette équipe d’Espagne mérite le même compliment. Mais n’en concluons pas pour autant qu’elle a tout maîtrisé, et que ce qui est arrivé devait implacablement arriver. La chance, l’aléa, l’incontrôlable, ont aussi eu leur part dans ce succès. Comme pour l’équipe de France de 1982, son destin a tenu à un fil, à un tir au but raté ou réussi.

Agnostiques Stochastiques, il nous faut combattre  les excès de langage des Déterministes Emphatiques triomphants.

15 commentaires

  1. Il fallait que cela fût dit. Juste un mot sur la comparaison avec France 82. Comme Espagne 2012, la France 82 joue son destin aux tirs au but en demi-finale, mais elle perd, l’Espagne gagne.
    Mais si l’Espagne avait eu l’arbitrage de la France à Séville lors de sa demi contre le Portugal, elle perdait 3 ou 4 à 0. CQFD : France 82 est donc bien plus forte que Spain 2012. Soyons objectifs et impartiaux. Allez les bleus.

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    1. Cher Benlosam,

      Je conteste vos propos(peut-être avec autant de violence que ma sortie de but devant Patrick Battiston le 8 juillet 1982). La victoire de l’Allemagne à Séville ne tient pas du tout à un arbitrage favorable.

      Je crois qu’une fois de plus, votre admiration sans limite pour Michel Platini influence votre jugement. Certes l’équipe de france de 1982 était une bonne équipe. Pour ma part, je pense toutefois que le Brésil de la même année était bien plus forte…

      Platini, Giresse et autre Marius Trésor étaient talentueux, je l’admets… Pour un supporter français, ils étaient les meilleurs, mais en même temps, Karl-Heinz Rummenigge, Bernd Schuster et Paul Breitner du côté teuton, ou Paolo Rossi, Marco Tardelli en italie, ou encore Socrates, Falcao et Zico au Brésil faisaient réver leurs supporters respectifs (seuls les Bataves ne rêvaient plus à l’époque…)

      Cher Benlosam, essayez d’être plus objectif… Je vous ai connu bien plus réaliste et impartial. En effet, rappelez-vous cette journée pluvieuse du 13 juin 1998, au Stade de France, où vous avez devant moi critiqué les qualités d’organisateur et donc de meneur (de jeu) de Michel platini (les hotesses n’étaient pas blondes aux yeux verts et n’avaient pas de fortes poitrines)….

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      1. Harald, je me souviens bien de ce 13 juin 1998 au stade de France : Hollande-Belgique 1-1 au premier tour de la coupe du monde. Je m’étais effectivement laissé aller à un blasphème sur Michel Platini. Je ne le referai plus. C’était une belle époque car il existait encore ce que nous appelions alors « printemps » et « été », je précise pour les jeunes qui ne connaissent qu’il s’agissait de moments de l’année où il ne faisait pas froid et il ne pleuvait pas. Epoque révolue. KDA, comme le dit Alain Souchon, « j’aimais mieux quand c’était toi… l’été où j’étais l’invité de la principauté de ta beauté ».

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  2. Le déterminisme : Inné ou acquis ?
    La revue Nature vient de publier une étude démontrant le rôle prépondérant d’un gène (le « stimulus determinis ») dans le caractère déterministe plus ou moins prononcé d’un individu. L’étude a porté sur une population de 10.000 individus, principalement des chauffeurs de taxi et des buralistes.
    Il semblerait que ce gène ait par ailleurs un rôle sur la mémoire en la rendant sélective. Cela corrobore le fait que nombre de déterministes aient totalement oublié la prestation très médiocre de l’Espagne contre le Portugal, ne gardant en mémoire que leurs derniers exploits.
    Le directeur du laboratoire, Al Berren-Stein, précise que des études complémentaires seront nécessaires pour bien comprendre l’étendue de la découverte.
    Par exemple, il constate que le re-visionnage de matchs ratés, et souvent oubliés, déclenche des réactions compulsives chez les porteurs du « stimulus determinis ».
    C’est le symbole que la science et le football avance encore une fois main dans la main pour le bien de tous, mais ça n’est une surprise pour personne.

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    1. Jack, le football avance main dans la main, vous avez raison. Main de Maradona (1986), main de Vata (1990), main de Henry (2009), main de Suarez (2010). Et main tenant, que l’Euro est fini, cher Jack, qu’allons-nous faire? Bécaud nous avait prévenu : « Et main tenant que vais-je faire, De tout ce temps que sera ma vie, De tous ces gens qui m’indiffèrent, Main tenant que tu es partie ». Cher Jack, vivement la reprise de la league pour vous revoir à l’Emirates. In Arsene we trust.

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  3. oui, l’Espagne est une grande équipe, on ne remporte pas 3 compétitions majeures d’affilées sans cela
    oui, il est normal d’être dithyrambique à leur sujet

    cela n’empêche pas d’être réaliste et de reconnaître que l’Espagne a eu de la chance, tout comme la France en 98

    la chance est l’élément irrationnel qui fait que entre deux joueurs, deux équipes de même talent, il y en a une qui va gagner et l’autre pas

    le soir de la finale, c’est l’Italie qui n’avait pas la chance de son coté

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  4. Heureusement que le football avance main dans la main; au moins qu’elles leur servent à quelque chose, ces mains qui n’ont même pas droit au ballon !

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    1. JAL, merci de votre commentaire. N’oublions pas toutefois le rôle des Gardiens de but, bien souvent plus décisifs qu’on ne le dit, et qui eux ont bien le droit de se servir de leurs mains.

      A bientôt de vous relire.

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  5. Cher François R. , vous mettez évidemment le doigt sur la faiblesse de la cuirasse des Espagnols. Leur palmarès international est certes intéressant, mais il se réduit au Mondial et à l’Euro. Aucune CAN, et surtout aucune Copa America. A cette aune, ils n’égalent donc ni la Zambie ni le Pérou. Voilà qui remet les choses à leur place.

    Et à ceux qui ne partageraient pas notre point de vue, je me contenterai de rappeler que « Mieux est de ris que de larmes escrire pour ce que rire est le propre de l’homme ».

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  6. « Les cerveaux qui courent « . A la réflexion, je me demande si Di Stefano réitèrerait son commentaire à propos des Bleus de 2012. J’ai beau y réfléchir depuis que MAL a posté ce magnifique texte ce matin aux aurores, je n’ai toujours pas trouvé la réponse. Aidez-moi à y voir plus clair.

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  7. Si c’est vrai que les commentateurs du football perdent rapidement toute objectivité et sont rapidement dans l’excès il faut bien constater que l’Espagne a non seulement gagné 3 titres consécutifs mais mieux son jeu est clairement extremement performant. Et si sur un match tout reste possible, à ce jour on ne voit pas comment ce jeu collectif pourrait etre mis à mal dans la durée. Ce qui est étonnant c’est que cela n’a jamais existé dans l’histoire du football comme le précise sur son blog « radioscopie du football » (http://www.radioscopiedufootball.com/blog). Alors combien de temps cela va t’il encore durer ?

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    1. Cher Pat, vous dites qu’on ne voit pas comment ce jeu pourrait être mis à mal dans la durée. Je suis d’accord avec vous. Malheureusement, les compétitions internationales sont du type Coupe et non pas Championnat. Il n’est donc pas question de durée, et un seul match perdu vous élimine. C’est bien ce qui a failli arriver à l’Espagne contre le Portugal, et si la pièce était tombée du bon côté pour le Portugal nous ne serions pas en train de dire que ce qu’a fait l’Espagne n’a pas d’équivalent dans l’histoire du football.
      Combien de temps cela va-t-il durer ? Nous le saurons peut-être dans quelques jours quand le sélectionneur de l’Equipe de France aura été choisi. Si le choix est judicieux, la France pourrait bien forcer l’Espagne à jouer les barrages pour se qualifier pour le Mondial 2014 au Brésil. Et alors tout est possible.

      Je déconne, évidemment.

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  8. Cher Benlosam

    N’oublions pas que cette chere Espagne est passe a 1 buts d’une elimination des la phase de groupe, tout comme en 2010 ou une victoire de la Suisse sur le Honduras aurait eu raison du parcours Iberique….

    Certes, sur cette finale face a des italiens diminues physiquement et jouant de malchance, le jeu produit a ete sublime, mais a quand remonte en match officiel le dernier spectacle de ce type ?

    Doit-on rappeler la defaite face a aux Etats-Unis en coupe des confederations ?
    Doit-on souligner que depuis 4ans l’espagne a un parcours que l’on pourrait qualifier de chanceux ? Un peu comme un Tsonga se retrouvant en demi finale de Wimbledon.

    L’equipe de France de 1982 et 2000 sont evidemment bien superieures, mais l’histoire ne retient que la propagande deterministe.
    Une victoire 2-0 en 2002 face a danemark, qualifiait l’edf pour les huitieme de finale et aurait pu deboucher sur un triple Coupe du monde-Euro-Coupe du monde….

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    1. Cher Zizou,

      (c’est MAL, l’auteur du post, qui vous répond).
      Votre commentaire mérite de figurer dans le Grand Livre des Agnostiques Stochastiques. Vous relevez avec beaucoup de pertinence la grande part que la chance a prise dans le parcours de l’Espagne en 2010. Et vous dénoncez comme elle le mérite la dictature du Déterminisme, et la manière dont l’Histoire s’en trouve modifiée. Si nous sommes suffisamment nombreux à proclamer notre refus de cette dictature, et à partager une vision objective de la réalité footballistique, nous arriverons peut-être à briser cette coalition, qui unit la presse et les autorités dans une même démarche obscurantiste.

      Répétons le : non, ce n’est pas toujours le meilleur qui gagne. Et quand c’est bien le meilleur qui gagne, il ne faut jamais oublier la part de chance dont il eu besoin pour cela. Ne nous laissons pas aveugler par les projecteurs braqués à l’unisson sur cette équipe d’Espagne. C’est une splendide équipe, mais elle ne serait rien (ou pas grand chose) sans la chance.

      Merci encore pour votre soutien.

      MAL

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