Voir jouer Federer jusqu’au bout
Les carrières sportives sont courtes. A 33 ans, celle de Roger Federer est proche de la fin. Ses matchs se déroulent désormais sous la lumière particulière d’un concert des Stones, cette lumière douce et nostalgique du soleil couchant dans le ciel bleu foncé du soir.
Pourtant nous voudrions continuer à l’admirer encore et toujours. La retraite d’un sportif, c’est une petite mort pour nous tous. Mais la sale machine à avaler le passé ne s’arrête jamais. Elle broie nos jeunesses et notre vitalité, en même temps que Borg, Mc Enroe, Noah, Sampras et bientôt Federer.
La nostalgie a mauvaise presse
Ce n’est pas grave, nous dit-on. Ne vous laissez pas aller à la nostalgie. Le regret du passé n’apporte que souffrance, c’est un sentiment vain. Tournez-vous résolument vers l’avenir.
Ce que manquent les détracteurs de la nostalgie, c’est la joie profonde qu’apporte la répétition du connu. Le passé est connu, nous voulons le revivre. Le futur est incertain et dangereux, il ne nous intéresse pas. Alors nous continuerons à reconstruire le passé. Nous voulons encore nous régaler du jeu du maître suisse, de son coup droit fluide, de ses frappes en trajectoire ascendante, et revoir une fois de plus les Stones hurler « Satisfaction » sur scène.

L’horrible goût de la nouveauté
Les adversaires de la nostalgie remercient Dieu et le marketing moderne pour avoir installé en nous le vulgaire goût de la nouveauté. Nous réclamons du neuf en permanence. Nous ne manquons pas « les sorties de la semaine » au cinéma, alors que nous avons raté tant de chefs-d’œuvre des décennies passées. Nous nous précipitons sur la « rentrée littéraire » ; nous n’avons pourtant lu qu’une fois « L’insoutenable légèreté de l’être » ou « Madame Bovary ». Nous dépensons toute notre énergie pour dévêtir le corps de cette fille ou de ce garçon rencontré(e) dans le métro, alors que nous baillons devant le corps nu de notre moitié(e).
D’où vient le goût de la nouveauté ?
Cette malédiction procède d’une sorte de fantasme de l’immortalité et de la connaissance exhaustive du monde. Comme si nous avions infiniment de temps, comme si nous pouvions connaître intimement toutes les femmes, lire toutes les œuvres, quand, en réalité, notre vie est si courte que nous savons à peine quels livres contient notre propre bibliothèque et n’avons toujours rien compris à la sexualité de l’amour de notre vie.
L’attrait du neuf naît aussi du conformisme social. Nous écrivons tous la même liste d’envies au même moment. L’art, et même l’amour, disparaissent derrière la mode du jour, derrière le conformisme et l’actualité des plateaux télé. Nous lisons ce livre en même temps que les autres, nous couchons avec cet homme ou cette femme populaire pour ne pas être le seul exilé en dehors de son lit.

Revisiter sans cesse le même chef-d’œuvre
Le mois dernier, en relisant « Le Théâtre de Sabbath », le chef-d’œuvre de Philip Roth, j’ai soudain compris le secret de la vie. A quoi bon lire autre chose quand Roth a déjà écrit la perfection ? J’ai pris la résolution de passer ma vie à relire ce roman si riche que chaque page pourrait être un sujet de thèse. Je ne lirai plus rien d’autre. Une vie consacrée à la narration emboîtée de Roth, une vie à méditer sur Sabbath, ses deuils, sa passion pour Drenka et ses visites dans les cimetières. Une vie consacrée aux mêmes mots. J’ai très peu de temps, autant l’utiliser à bon escient.
Revisiter la même femme
Et d’ailleurs pourquoi poser les mains sur de nouveaux corps quand on connaît déjà la félicité d’une femme? Puisque le désir s’éteint aussi inéluctablement que la carrière de Federer, il faut profiter de la lumière du corps de l’élue jusqu’au crépuscule, jusqu’au dernier rappel du concert des Stones.
La sagesse du fanatisme
On donne un nom à cet amour excessif : fanatisme.
Le fanatique de l’amour est décrié. On lui reproche de prendre des vessies pour des lanternes, de confondre le visage de sa dulcinée, ridé et quelconque, avec une œuvre d’art. On l’accuse de cécité volontaire.
On se trompe. Le fanatique est un sage qui a jeté le goût de la nouveauté à la rivière pour ne pas gâcher la moindre minute du peu de lumière qui lui reste.
Quant à moi je prie pour voir encore Federer. J’essaie de profiter encore de l’amour physique avec celle que j’aime, tant que nos corps répondent présent. Si Federer ne joue plus, je relirai, dans le « Théâtre de Sabbath », le récit de la journée où la pulpeuse Drenka eut quatre amants. J’essaierai de l’apprendre par cœur puisque mes yeux fatigués ne pourront bientôt plus lire.
Extraits du « Théatre de Sabbath » de Philip Roth :
« Putain de merde, il était incapable de mourir. Comment pourrait-il partir ? Comment pourrait-il s’en aller ? Tout ce qu’il haïssait se trouvait ici-bas. »
« – nous arrivons à vivre écartelés, nous arrivons à vivre avec les larmes, nuit après nuit, nous arrivons à vivre avec tout, pourvu que ça ne s’arrête pas »
« Il n’y avait pas de fin à tout ce qu’il n’avait pas à dire sur le sens de la vie. »
Et Milan Kundera dans « Le Livre du rire et de l’oubli » :
« On crie qu’on veut façonner un avenir meilleur, mais ce n’est pas vrai. L’avenir n’est qu’un vide indifférent qui n’intéresse personne, mais le passé est plein de vie et son visage irrite, révolte, blesse, au point que nous voulons le détruire ou le repeindre. On ne veut être maître de l’avenir que pour pouvoir changer le passé. »
J’adore Benlosam. Apres de telles paroles eclairantes ,aussi profondes et poetiques, qui peut encore dire que la nostalgie n’est plus ce qu’elle était ?
Benlosam, ce grand introspectif, me fait penser a un badaud de lui-meme, observant le jeu d’ habiles patineurs a glace un jour d’hiver sur une mare gelee, tout occupes a patiner le plus vite possible afin de ne pas rompre la fine couche de glace, par peur de s’y noyer, par peur de s’arreter brutalement, par peur d’etre enfin face a eux-memes. Il va sans dire, ces patineurs pleins de vigueurs, c’est nous, qui pour eloigner la conscience de notre finitude, ou eviter ce fameux dialogue avec nous-memes, nous abrutissons a fortes doses de series TV HBO, oubliant le plaisir de la lecture des classiques, le plaisir de la repetition du passe.
La ou Benlosam plaide pour la repetition avec des arguments poetiques, j’aimerais faire appel a des arguments neuroscientifiques et sociologiques plus tangibles. Premier argument : on peint de facon tres negative la repetition aussi bien en littérature qu’en critique musicale. Les amateurs de musique electronique (Daft Punk-One More time, Get lucky) savent pourtant que la repetition ad nauseam d’un meme motif fait grandir une sensation tres agreable d’anticipation chez l’auditeur, source d’un plaisir presque tantrique de prolongation de la premiere ecoute, ce plaisir dans l’anticipation du retour d’un souvenir, quand l’attente provoque dans notre cerveau la libération d’un neuromédiateur, la dopamine, qui précède ce frisson de plaisir. Second argument : c’est la repetition et la diffusion dans le temps qui permettent petit a petit la creation et l’appropriation des mythes fondateurs de la psyche, sportifs de canape pensez Gerland 1991 ou France-All Blacks 1999, participant de la cohesion entre les individus et les groupes. La repetition est le ciment de la societe.
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Cher Benlosam, votre article est pour moi le plus beau. Federer, c’est la grâce descendue sur terre, nous n’en reverrons sans doute plus de notre vivant. « Le théatre… » est un livre majeur, mon préféré du peu de littérature moderne que j’ai lue. Je ne m’étendrai pas sur le corps de votre épouse (avec regret, car son charme n’est plus à établir) par amitié pour vous, Et puis je vais m’appliquer à vieillir, comme vous, en votre compagnie, à la lueur des éclats passés, et avec, quand même, l’espoir fou de quelques plaisirs inattendus.
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