Rentré de vacances, enchanté par la qualification chanceuse d’Arsenal en champion’s league, peu convaincu par leurs premiers matchs de championnat, je m’apprêtais à écrire sur l’art de la drague (et du football), un sujet au cœur des préoccupations quotidiennes des français, quand un ami me recommanda un roman, « Les révolutions de Jacques Koskas ».
Fasciné par ce livre profond et plein d’humour, je découvris qu’Olivier Guez était aussi l’auteur d’un magnifique essai sur le football, « Eloge de l’esquive », dans lequel il raconte les jambes tordues de Garrincha et le culte brésilien de la feinte.
Puisque les grands romans présentent l’avantage de parler à chaque lecteur sa propre langue, j’ai décidé de mêler à mon projet initial, l’art de la drague, la recension du roman.
Le monde des parents
Parmi les raisons, très nombreuses, de lire « Les révolutions de Jacques Koskas », le magazine « Lire » voit une filiation avec Philip Roth.
On reconnait l’incroyable abîme, infranchissable, incommunicable, qui existe entre le monde des parents, où l’amour durable, éternel, est l’unique paysage, et le monde du fils, où cette perspective a totalement disparu, où l’on navigue au gré des rencontres et des érections. Au bord de cet abîme, Koskas retrouve les personnages de Philip Roth, Portnoy et Kepesh (« Professeur de désir »).
Jacques Koskas cherche à justifier ses problèmes de couple. Il demande à son père :
« Toi tu n’as jamais eu de problèmes avec maman ?
– Non jamais. Pourquoi veux-tu que j’aie des problèmes avec maman ? »
Pourtant, Guez et son personnage ont une génération de moins que Roth et Portnoy. Mais les parents de Koskas ont quitté Nabeul, en Tunisie, pour devenir médecins en France au début des années 70. Contemporains de Portnoy, ils n’ont pas vécu, comme lui, la révolution des années 60, la grande disparition de l’amour occidental et son remplacement par le sexe et la passion éphémère. Leur fils, Jacques, est donc, comme les personnages de Roth, le premier de la famille né de l’autre côté de l’amour.
Koskas vit même une rupture supplémentaire avec le monde des parents : dans l’Europe des années 2000, la perspective d’une « carrière » stable, d’un métier que l’on exerce à vie, comme on aimait à vie, a elle aussi disparu. Alors que ses parents, médecins, savent pourquoi ils se lèvent le matin, Koskas hésite entre des projets farfelus et des rêves immatures. Plus rien n’est stable sous ses pieds, la terre est partout mouvante, de Paris à Berlin.
« La potentialité était son royaume » écrit Guez. Son « art de l’esquive » est d’abord un art de ne pas s’enfoncer trop.
Les valeureux
Les valeureux d’Albert Cohen, modèle indépassable des oncles folkloriques sépharades, voyagent de Céphalonie à Nabeul. L’oncle de Koskas, Ezequiel, le millionnaire pingre, est le fils naturel de Mangeclous et Mattathias. Mais, alors que Cohen nous a offert le séduisant Solal, un personnage parfaitement utopique, trop grand pour le lecteur, avec sa réussite insolente dans le monde des gentils, ses fiancées parfaites et fidèles, Guez nous livre un Solal raté professionnellement, avec une amoureuse blonde elle aussi, mais aussi traitre que l’époque. Ce nouveau Solal nous touche parce qu’il nous ressemble. Cohen a écrit un conte merveilleux, un fantasme de toute puissance, Guez nous plonge dans la glaise des années 2000.
Les leçons de Kundera
Contrairement à la plupart de ses contemporains, Olivier Guez a retenu les leçons de Milan Kundera.
Dans « Une rencontre », Kundera écrit :
« Plus la passion est profonde et sincère, plus elle est comique et plus elle est triste. »
Comme un marionnettiste virtuose, Guez tire les deux ficelles de la tristesse et de l’humour. Plus les passions de Jacques nous amusent, plus on en perçoit la tristesse et plus on y croit.
Le rédacteur en chef de la Turbine, le journal où travaille Jacques Koskas, s’appelle Hugo Huguin. Forcément un clin d’œil à l’insupportable Bernard Bertrand (« L’immortalité » de Kundera), le journaliste égotique qui croit au onzième commandement (« Tu répondras toujours aux questions des journalistes »).
Fils de notre époque qui se moque de tout (au grand dam d’Alain Finkielkraut), Guez rit de l’air du temps. En lecteur de Kundera, il sait aussi que la plongée quotidienne dans « les news » empêche de penser. Ses moqueries sont trop généralisées pour être cruelles. Marek Alter, Paolo Coelho, la liste est longue, tous les gourous de notre époque apparaissent dans des scènes ou des répliques hilarantes. On aperçoit même Jacques Lang (si on est attentif).
Koskas quitte quelques années Paris pour Berlin. Lorsqu’il revient, « Gilbert et Jean-Louis Costes avaient étendu leur empire et Philippe Starck consolidé le sien ». En une phrase, tout est dit.
Dans la cour des grands
On rit même du football. Dans un petit passage baroque, un voyage en Amérique du Sud, des cheiks achètent de jeunes brésiliens inconnus en regardant des cassettes, des aventuriers s’improvisent agents ; le ridicule absolu du monde du foot n’a même pas besoin d’être caricaturé.
« C’est bon de rire parfois », chantaient les nuls. S’ils avaient connu Guez, ils auraient écrit « C’est bon de rire sans arrêt ».
Lorsque le père de Jacques Koskas, au début du livre, déclare : « Tu as une soirée dans la cour des grands ? Chez Bernard Henri Lévy ? Chez Claude Lévi-Strauss ? » (nous sommes en 2003, Lévi-Strauss est toujours en vie), on comprend que nos muscles zygomatiques vont beaucoup travailler.
Si l’ironie est le rire du diable, Olivier Guez est le cousin de Satan : je vous laisse découvrir comment l’existence de Dieu est révélée à Koskas, et vous mets au défi de ne pas mouiller la page en question avec des larmes de rire.
(J’écris ces lignes installé devant un thé (6 euros) au Flore, où, comme la peu séduisante Clémence, l’amie un peu laide aux seins énormes de Jacques Koskas, j’espérais voir « Mick Jaegger ou le futurologue Alexandre Adler », mais je n’ai vu, encore et toujours, que Frédéric Beigbeder.)
Séducteur et dragueur
Nous arrivons maintenant au cœur de notre sujet, la drague.
Jacques Koskas s’absente sous de faux prétextes tous les jours de son travail entre 10 et 12 heures, s’installe au café, et lit tranquillement « L’équipe ». On n’imagine pas le grand Solal, concentré sur son ambition de réussite et d’amour, perdre deux heures sur le mercato du Sporting Club de Bastia.
Car Solal est un séducteur tandis que Koskas est un dragueur.
Que le lecteur se rassure, j’expliquerai en détails la différence entre ces deux notions fondamentales dans le post suivant (to be continued).
2 commentaires