Le football est le meilleur révélateur de ce que nous appelons l’école déterministe ou l’école du résultat. Le résultat a raison. Celui qui a gagné le mérite. Vive le résultat. Vive le monde tel qu’il est. Il n’y a pas de hasard.
Comme Don Quichotte contre les moulins à vents, Panthéon Foot se bat seul contre les adorateurs du destin.
Parce que, malheureusement, les interrogations existentielles ne s’arrêtent pas en août, replaçons ce combat indispensable en perspective.
La croyance dans un monde juste
Les adorateurs du résultat sont des êtres humains. Leurs cerveaux sont donc imparfaits. Deux énormes biais cognitifs les empêchent de voir.
Le premier est une sous-estimation systématique du hasard dans la vie.
Nous aimons nous retourner et expliquer le chaos absolu des évènements par une suite logique et déterministe d’enchaînements. Comme les marxistes croient voir le résultat de forces inéluctables dans l’histoire, nous voulons trouver des explications à la roulette humaine, aux battements d’ailes du papillon qui scelle notre fortune.
Le second biais est la croyance dans un monde juste (mis en évidence par le psychologue Melvin Lerner au début des années 60).
Même lorsque nous reconnaissons le hasard, nous lui donnons une signification morale. Nous croyons que les bonnes actions sont récompensées et les mauvaises sanctionnées, comme dans un mauvais roman. Nous croyons à une justice immanente. L’expérience de la vie, la malchance absurde qui touche parfois nos proches, ne change rien. Ce biais est un défaut de fabrication de notre cerveau. Si la chance sourit à quelqu’un, c’est qu’il le mérite. « La chance sourit aux audacieux », dit la sagesse populaire, très populaire mais pas très sage.
Décoder le hasard puisqu’il est juste
Parce que nous croyons dur comme fer à la justice du destin, nous ne croyons pas aux coïncidences. Ou plutôt, nous pensons qu’elles ont une signification.
« Seul le hasard peut nous apparaître comme un message. Ce qui arrive par nécessité, ce qui est attendu et se répète quotidiennement n’est que chose muette. Seul le hasard est parlant. On tente d’y lire comme les gitanes lisent au fond d’une tasse dans les figures qu’a dessinées le marc du café. » (Milan Kundera, « L’insoutenable légèreté de l’être »)
Comme le dit le délicieux professeur Avenarius dans l’Immortalité du même Kundera « La valeur d’un hasard est proportionnelle à son degré d’improbabilité ». Les plus beaux hasards sont les évènements littéralement invraisemblables. Nous les chargeons d’une signification très forte.
Le jeu de l’amour et du hasard
Naïvement, on pourrait imaginer que l’homme moderne, fort de sa science et des expériences psychologiques de Melvin Lerner (ou de la défaite de Séville) comprendrait son erreur, arrêterait de sous-estimer l’aléa et de l’interpréter moralement, et s’abandonnerait moins à l’absence totale de sens de la justice du hasard en contrôlant ce qui peut l’être.
C’est le contraire.
Alors que l’événement le plus important de notre vie, l’amour, n’avait jusque là jamais été laissé au hasard, les sociétés occidentales modernes ont tout cédé à l’amour romantique. Le mariage arrangé n’est plus qu’un souvenir lointain. L’amour décide.
Autant dire qu’on lance des dés.
Le vrai amour contredit nos croyances
Puisque l’amour est devenu une suite de coïncidences, il doit donc être aussi juste et moral que le hasard.
C’est là où le bât blesse.
Car le vrai amour est immérité, à l’image de l’amour de la mère pour l’enfant qui vient de naître. Un enfant qui ne mérite rien et qui, pourtant, reçoit tout.
« Car l’amour, par définition, est un cadeau non mérité ; être aimé sans mérite c’est même la preuve d’un vrai amour. » (Milan Kundera, « La lenteur »)
Il y a donc une contradiction totale entre l’amour véritable et la croyance en un monde juste.
Comme si nous croyions à la justice, sauf pour nous-mêmes.
Nous acceptons l’injustice, à condition qu’elle soit en notre faveur. L’injustice d’être aimé malgré nos imperfections, malgré notre corps quelconque et notre âme ordinaire. Non seulement nous acceptons cette injustice, mais nous pensons la mériter. Lorsque l’injustice en notre faveur ne vient pas, lorsque le hasard n’assoit pas à côté de nous, en première année, cette sublime étudiante dont nous rêvons éveillés, nous blâmons le sort. Nous critiquons l’arbitrage, le terrain bosselé. Soudain, nos biais cognitifs disparaissent. Nous trouvons le hasard trop présent, nous lui donnons même un nom : malchance. Nous cessons de trouver les coïncidences juste et belles.
La fin de l’amour rend la vue
Notre destin amoureux, la rencontre de l’être dont nous allons partager la vie, est donc confié à une sorte de tirage au sort céleste.
Cette jeune fille trouve une place dans les travées de la fac de droit. L’amphithéâtre est plein à craquer. Par hasard, un bel étudiant à cheveux longs, en retard, violent et psychopathe (elle mettra des années à le comprendre), s’assoit à côté d’elle. La semaine suivante, il lui offre « Fragments d’un discours amoureux » de Barthes, puis lui gâche sa vie. Mais il n’y a pas de hasard, n’est-ce pas ? Elle le méritait certainement.
Tant qu’on aime, on croit en la beauté du hasard de sa rencontre amoureuse.
Le jour où quinze ans plus tard, l’étudiante cessera d’investir ce banc de fac de toute sa créativité romantique, le jour où elle le verra pour ce qu’il était, l’instrument en bois d’une malchance prosaïque sans signification, elle comprendra qu’elle est enfin guérie du psychopathe à la chevelure d’ange.
On pourrait reprocher à ce très beau billet de s’éloigner un peu du football, qui est en principe la raison de penser de ce blog. Mais la réalité nous y ramène puisque, comme le dit souvent Benlosam, le football est le meilleur révélateur de nos biais psychologiques.
Le regretté Thierry Roland, peu soupçonnable de prétendre philosopher à l’antenne, a ainsi souvent donné corps à la théorie du professeur Avenarius. Combien de fois en effet, à l’issue d’un match où une équipe Islandaise ou Luxembourgeoise avait tenu tête à un grand d’Europe, n’a-t-il pas proclamé : « Il n’y a plus de petites équipes ! ». Comme l’énonce Benlosam, il ressentait le besoin de donner une signification très forte à cet événement invraisemblable. En réalité il venait simplement de rencontrer le hasard mais il ne l’avait pas reconnu.
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