Hannah Arendt dans le brouillard

Dans la huitième partie du magnifique essai « Les Testaments trahis », Milan Kundera écrit  (p. 287 en folio) :

« L’homme est celui qui avance dans le brouillard. Mais quand il regarde en arrière pour juger les gens du passé il ne voit aucun brouillard sur leur chemin. […]  l’homme voit le chemin, il voit les gens qui s’avancent, il voit leurs erreurs, mais le brouillard n’est plus là. […] Ne pas voir le brouillard sur le chemin […], c’est oublier ce qu’est l’homme, oublier ce que nous sommes nous-mêmes ».

Dans son post-sciptum à « Einchmann à Jérusalem » (on trouvera ces passages pages 506 et 507 de l’édition Folio 2002), Hannah Arendt signale que beaucoup de ses détracteurs invoquent l’argument de l’impossibilité de juger le passé si on n’était pas présent et soumis aux mêmes dilemmes moraux. Elle récuse ces affirmations.

Kundera n’écrit pas qu’il est impossible et immoral pour un être humain de porter un jugement sur un autre, mais que l’on doit prendre garde à ne pas oublier le brouillard lorsque l’on juge. En oubliant que les hommes du passé ne voyaient pas ce que nous voyons, nous ne pouvons porter un jugement adéquat.

Les passages pour lesquels Hannah Arendt a été la plus critiquée sont ceux où elle condamne sévèrement les conseils juifs qui, au contact des nazis, négociaient avec eux. Elle leur reproche d’avoir obéi aux nazis, d’avoir coopéré, favorisant ainsi leur tâche. « Toute la vérité, c’est que, si le peuple juif avait vraiment été non organisé et dépourvu de direction, le chaos aurait régné, il y aurait eu beaucoup de misère, mais le nombre total des victimes n’aurait pas atteint quatre et demi à six millions » (page 239, édition Folio 2002).

Pour le démontrer, Hannah Arendt donne l’exemple de la Hollande. Les nazis sont passés par des pressions sur les conseils juifs pour déporter plus de cent mille juifs. Parmi eux, seulement 500 environ survécurent, c’est-à-dire moins de 1%. Vingt mille juifs échappèrent en revanche aux listes des conseils juifs. Ces vingt mille juifs se cachèrent, fuirent, pour être parfois pris et déportés également, comme Anne Frank. Dix mille d’entre eux survécurent, soit 50% environ. Arendt en conclut que si les conseils juifs avaient choisi de refuser de faire ce que leur demandaient les nazis, la moitié des juifs aurait été sauvée.

Mais indépendamment de l’argument moral du jugement déjà signalé -qui sommes-nous pour recommander après le coup le suicide aux conseils juifs ?-, l’argument d’Hannah Arendt soulève deux objections.

D’une part, si on écrit une uchronie, c’est-à-dire une version de l’histoire différente dans laquelle les conseils juifs n’auraient pas coopéré, on doit tenter d’imaginer la réaction des nazis. Ils auraient changé de méthode. Qu’auraient-ils fait ? Rien ne dit que 50% des juifs auraient alors survécu, puisque les nazis ont montré des capacités diaboliques pour mettre en œuvre leurs crimes.

L’autre objection est bien entendu le brouillard. Car ces données statistiques, qui viennent d’un institut néerlandais après la guerre, les conseils juifs ne les connaissaient évidemment pas. Or Hannah Arendt écrit son livre comme si les conseils juifs en disposaient. Ils ne savaient pas que 99% des juifs déportés allaient être assassinés contre « seulement » 50% des juifs non déportés sur leurs listes. S’ils l’avaient su de manière certaine, sans brouillard, ils auraient certainement agi différemment.

Hannah Arendt aurait donc quand même beaucoup gagné à lire « Les testaments trahis », de Kundera, avant d’écrire « Einchman à Jérusalem », en 1963. A sa décharge, « Les Testaments trahis » est paru trente après, en 1993.

Avant que Kundera n’éclaire le chemin, elle avançait donc elle-même dans le brouillard.

 

 

3 commentaires

  1. Il faudrait être un esprit chagrin, doublé d’un caractère obtus, pour ne pas voir le rapport évident entre ces considérations et les discours que nous tenons parfois sur le football.

    Pour compléter ces propos de Benlosam sur le brouillard dans lequel il faut agir, et la lumière à laquelle on juge parfois ensuite les acteurs du drame, on peut aussi évoquer les militaires français, membres de l’armée d’armistice mise en place après juin 1940. Leur histoire n’est pas très connue, et leurs comportements furent divers, et surtout diversement motivés. Mais on peut dire, tout en ayant conscience de simplifier ce qui fut compliqué, que suivant qu’ils se trouvaient en Afrique du Nord ou en Métropole en novembre 1942, un comportement à peu près identique a pu conduire les uns à participer avec les alliés à la libération de l’Europe et de le France, tandis que les autres se sont retrouvés objets de critiques sévères après la Libération.

    Là encore, à première vue le rapport avec le football semble lointain, mais ce sont les mêmes questions qui se posent au moment d’essayer de porter un jugement sur les situations et les comportements.

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  2. Afin de définitivement noyer ce blog de supporters dans le marais philosophique et historique, il convient aussi de rappeler que Raoul Hilberg reprochait à Arendt d’avoir raté la majeure partie du procès Eichmann, et par la suite de construire sa notion de banalité du mal sur une erreur grossière. Les suites du procès ont montré aux observateurs patients et scrupuleux qu’Eichmann était bien un idéologue déterminé dans son œuvre mortifère comme dans sa défense à Jérusalem. C’est ainsi que des spectateurs quittent le stade avant de voir des remontées fantastiques et de vivre des émotions inespérées, pour après s’épancher au café du commerce sur l’effroyable banalité de la Ligue 1.

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