Finkielkraut et Michéa, remparts intellectuels contre la footballophobie, seraient-ils en train de renoncer ?

Michéa et Finkielkraut font partie de ces très rares intellectuels français à avoir fait leur coming out : oui, ils aiment le football. Changeraient-ils d’avis ?

Extension du domaine de l’antiracisme au football

Comme vous le savez, j’ai atteint l’immortalité en inventant le mot « footballophobie ». Cette idée, que je qualifierais immodestement de géniale, a grandi en moi pendant des années. Vers la fin des années 90, je lus une phrase fameuse d’Alain Finkielkraut : « L’antiracisme sera au XXIème siècle ce que le communisme a été au XXème siècle ». Puisque je veux toujours être résolument moderne, puisque je cherche en permanence « l’idée la plus progressiste du moment » (expression que j’emprunte, évidemment, à Milan Kundera dans « Le Livre du rire et de l’oubli »), j’ai alors compris que l’antiracisme était une explication globale du monde. Mon fils ne mangeait pas de légumes : je l’accusai de légumophobie. Puisqu’à  l’école on lui apprenait à détester le racisme, honteux, il se mit à manger compulsivement navets, carottes et même endives. Ma fille refusait de lire des livres, elle ne voulait pas passer pour une « intello » auprès de ses amis ; je stigmatisais son intellectuellophobie ; convaincue, elle changea d’attitude ; elle termine en ce moment une thèse sur Heidegger à l’école Normale Supérieure de la rue d’Ulm.

Lorsque l’on voulut m’inviter à dîner pendant la coupe du monde 2006, m’expliquant, je cite, que « ça va, des matchs de foot, il y en a tout le temps », le concept de footballophobie me frappa comme la foudre frappe le footballeur imprudent pendant l’orage. Je restai un moment sans voix devant l’ampleur de ma découverte et ce qu’elle signifiait pour moi (la gloire), puis je refusai l’invitation en expliquant que je n’étais libre que les années impaires.

Michéa décrit le mépris des intellectuels pour le football

Je n’ai inventé que le mot. Le phénomène, ce mépris pour le football et ses amateurs, d’autres en ont parlé avant moi, par exemple Jean-Claude Michéa, dans un petit essai que je vous recommande « Les intellectuels, le peuple et le ballon rond » .

Michéa se concentre sur le mépris des élites intellectuelles pour le football. Il décrit un mépris mondial de ces élites, de l’Amérique du Sud à l’Europe. Il remarque que les autres sports sont en général moins stigmatisés. Il explique « …si les intellectuels dans leur masse, haïssent le football, c’est évidemment parce que ce dernier incarne le sport populaire par excellence ». Michéa : « Nous avons là, en vérité, tous les éléments d’une très vieille histoire. Depuis Platon, chacun sait que le peuple réellement existant – celui qui, de nos jours, se rencontre par exemple sur les terrains de camping, chez Tati, ou dans les bals du 14 juillet ([…] les catégories de « beauf » ou de « Dupont-Lajoie ») – a toujours posé un problème structurel aux « travailleurs du concept ».

Michéa, qui, reconnaissons-le quand même, frôle ici l’intellectuellophobie (1), mais est très convaincant, explique que le football, ce sport populaire par excellence, n’exige aucun moyen, aucun équipement. On peut jouer pieds nus, avec une boite de conserve.

« Le public qui s’estime cultivé, -disons pour fixer les idées, celui qui lit Télérama, regarde Nulle part ailleurs et prend au sérieux le Festival de Cannes ne sait-il pas par avance que le football […] ne doit son regrettable succès qu’à sa fonction évidente de nouvel opium du peuple ? »

En 1955, Raymond Aron avait écrit un livre polémique « l’Opium des intellectuels », dans lequel il expliquait que le marxisme était l’opium des intellectuels. Pour les intellectuels, selon Michéa, c’est le football qui est l’opium du peuple.

Nous avons souvent écrit sur ce blog que la footballophobie était plus répandue en France qu’ailleurs. Comment concilier cela avec l’essai de Michéa ? Peut-être en se souvenant qu’avec Voltaire, Zola, Sartre et tous les autres, le statut d’intellectuel est bien plus central chez nous, avec la figure typiquement française de « l’intellectuel engagé ». En Angleterre, par exemple, le cadre, le businessman, le journaliste et le banquier ne se prennent pas pour des « intellectuels ». En France, si. Nous ne sommes pas tous des juifs allemands, Cohn Bendit se trompait, en revanche nous sommes tous des intellectuels. Toute la classe dirigeante française, y compris les cadres et les businessmen, doit donc haïr le sport le plus populaire par excellence, le football. Quitte à ne lire que les pages rugby de l’Equipe.

Michéa, grand critique du « marché » et du libéralisme », est pessimiste sur l’évolution du football. Il cite cette phrase de l’intellectuel sud-américain Galaneao : « l’histoire du football est un voyage triste du plaisir au devoir. A mesure que le sport s’est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer ».

L’argent expliquerait la préférence pour des tactiques défensives qui limiteraient la liberté et la beauté du jeu. Ce point est discutable, bien sur. L’argent expliquerait aussi le triste essor (indéniable) de la figure du « supporter ». Le « supporter », ce n’est pas l’amateur de foot, c’est-à-dire, celui qui vient « d’abord regarder un match avant de supporter une équipe ». Les actionnaires des clubs auraient tendance à favoriser les «supporters », plus « manipulables ».

Le « libéralisme » explique-t-il vraiment ces maux, réels, notamment le développement, triste et fâcheux de ces « supporters »  qui préfèrent une victoire moche de leur équipe à un beau match, et qui aiment « chambrer » les supporters adverses, c’est à dire les insulter ?

Evidemment non. Michéa se laisse emporter par son anti-libéralisme. On est en réalité ici comme ailleurs en présence d’une tendance lourde de l’humanité : tout simplement la volonté de chasser en bande, la bêtise et la violence du groupe. L’amateur de football, comme le dit Michéa, est « connaisseur et gouailleur », tandis que le « supporter » est « manipulable », parce que le supporter appartient tristement à un groupe, tandis que l’amateur est libre.

Finkielkraut critique l’immodestie des sportifs

Quant à Alain Finkielkraut, il a souvent dit qu’il aimait regarder le football notamment celui des années 80, les années Platini. D’ailleurs, il l’a redit récemment dans une interview au Figaro.

Finkielkraut, Le Figaro, 5 janvier 2013 :

« J’aime regarder des matchs, mais que reste-t-il de ce grand exercice de maîtrise de soi, de soumission à la règle, de civilisation qu’était le sport quand les champions sont transformés en hommes-sandwichs et que, sous l’œil des caméras, ils crachent sans arrêt, hurlent pour manifester leur dépit, s’autocélèbrent en toute immodestie dès qu’ils ont marqué un but ou un point ? ».

Les champions sont transformés en hommes-sandwichs pour le Qatar, c’est vrai. Alain Finkielkraut, dans une allusion claire au tennis, critique la manie du « body language » positive qui nous vient du tennis. Poing fermé à la Jo-Wilfried Tsonga ou à la Djokovic, le champion veut imposer son mental en montrant à son adversaire qu’il est le plus fort psychologiquement, qu’il n’a pas peur etc… Il doit intimider l’adversaire. Cette guerre du body language est moins facilement transposable dans un sport collectif comme le football. Mais Finkielkraut a raison : cette façon de faire s’oppose à la politesse et à la courtoisie. C’est même son objectif : une forme d’attaque psychologique de l’adversaire.

Michéa ne regardera peut-être plus le football, il n’aime pas le foot business. Finkielkraut ne regardera peut-être plus le foot, ni le tennis, lassé de l’impolitesse érigée en spectacle. Ils faisaient partie des trop rares intellectuels français ayant fait leur coming out football. C’est terrible.

Devra-t-on bientôt regarder les matchs en cachette et d’une seule main comme on regardait les films X dans les années 70 ?

 

 

(1) L’intellectuellophobie n’est pas (encore) interdite en France, comme le montre la publication de cet article. Elle le sera bientôt.

5 commentaires

  1. Cher Benlosam,
    Il ne faut pas désespérer du football, car le monde ne peut être laissé aux nouveaux riches du golf (jeu de mot moyen-oriental) et aux aristocrates en carton du rugby (à propos des aristocrates et du rugby, cela me fait penser à la formule de Marx : « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois (…) la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce »).
    Le football est éternel comme l’humanité. Adam et Eve jouaient au foot en triangle avec le serpent. Mon voisin de palier joue au foot avec son chien. Le sous-commandant Marcos jouait au foot, le prince Albert joue au foot, et mon fils jouera au foot, que cela lui plaise ou non. Ad nauseam diraient les pisse-froid de la rue d’Ulm et de Polytechnique, réduits à réaliser des figures avec un stylo entre leurs doigts (a quand d’ailleurs la coupe du monde des tétrapodes sponsorisée par Waterman, avec les disciplines Pouce-Index, Majeur-Annulaire et l’épreuve de prestige qui combine pouce, majeur et index ? Raaaa, 100% pas cher et très très poli).
    Le foot transcende toutes les catégories de la pensée sociologique et de la philosophie morale. Réduire le football à un véhicule du néolibéralisme, c’est ne rien comprendre à la géométrie dans l’espace que pratiquent Ibra, Messi et mon voisin de palier avec son chien. Le contrôle orienté n’est pas un enfumage des élites mais la ruse du pauvre, l’amorti de la poitrine n’est pas une figure pornographique, bien plutôt une caresse inouïe du monde, et le centre en retrait est bien moins l’expression d’une capitulation que le triomphe de la raison pratique. Le centre en retrait, geste ô combien digne et subtil qui appartient à tous ceux qui lèvent la tête.
    Le foot, n’en déplaise à notre ami bougon de France Culture, c’est aussi une affaire de morale. Ah certes, pas celle du café de Flore où il n’est pas de bon ton de crier sur l’homme en noir, où il convient de laisser sa place à cette charmante femme aux effluves cuivrées et chaussée de talons aiguilles. Non, la morale de la pelouse ressemble étrangement à celle de la rue, où chaque situation doit faire l’objet d’un jugement, où la réalité est imprévisible comme la trajectoire du ballon. Camus l’avait bien compris, en déclarant: « Ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au sport que je le dois ». Or Camus adorait le football. Fabien Camus, honnête joueur de Troyes qui doit émarger à 5 000 euros mensuels, n’a peut-être rien lu de son illustre homonyme. C’est pourtant, à peu de chose près, le même homme.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s