Nous aurions aimé qu’Alain Finkielkraut nous appelle, juste après l’élimination de la Hollande, dimanche soir, trois défaites, aucun point, et qu’il nous donne une interview. Voici ce qu’il nous aurait dit.
Pantheon Foot
Monsieur Finkielkraut, vous êtes un spécialiste de la Hollande, comment réagissez-vous à cette élimination à la limite du ridicule ?
Alain Finkielkraut :
Je suis effondré. Trois matchs, trois défaites. Même pas un petit point, encore moins que les catastrophes françaises de 2002, 2008 et 2010 !
Et en même temps, cette catastrophe était annoncée depuis 2010. Depuis que la Hollande était arrivée en finale de la coupe du monde grâce à la roublardise de Van Bommel. A l’époque, vous m’aviez déjà interrogé, et je vous avais dit que Van Bommel était la négation de la civilisation. Malheureusement, on voit aujourd’hui que je n’avais pas tort. Van Bommel, c’est la défaite du football. C’est la fin de la Hollande que nous aimions. Le football total, l’Ajax, la classe de Cruyft, celle de Berkamp. Un pays de football disparait, et personne ne proteste. Spinoza doit se retourner dans sa tombe. La génération Gullit-Van Basten-Rijkaart vénérait la culture : ils ne se déplaçaient jamais sans photos des frères René et Willy Van de Kerkhof dans leurs portefeuilles, donnaient le prénom Johnny à leurs enfants en hommage au grand Johnny Rep. La génération actuelle, déformée par Van Bommel, ne connait même pas l’histoire de la Hollande, n’a jamais entendu parler du coup franc du pied gauche magique de Rensenbrink en finale de la coupe d’Europe, avec son rebond juste devant le but.
Pantheon Foot :
Vous exagérez un peu, non ? D’autant que Van Bommel ne jouait pas, ce soir, contre le Portugal.
Alain Finkielkraut :
Mais il jouait lors des deux défaites précédentes contre le Danemark et l’Allemagne. Et il a insufflé un esprit, avec son comparse De Jong, qui n’est pas celui du beau jeu hollandais. Autrefois, la Hollande, c’était le football total, tout le monde attaquait, tout le monde défendait. Aujourd’hui, c’est le football d’après la civilisation, personne n’attaque, personne ne défend, mais tout le monde critique ses coéquipiers dans un langage ordurier.
Plus encore que la France de 2010, qui était tellement ridicule qu’aucune leçon générale ne peut être retenue, la Hollande de 2012 représente le gâchis du talent par le calcul, le manque d’esprit d’équipe, l’individualisme forcené. La Hollande de 2012 préfigure malheureusement le football de demain. C’est bien à une faillite totale des écoles de football en Europe que nous assistons, la Hollande est simplement la première touchée.
Pantheon Foot :
On vous sent complètement déprimé ce soir. Malgré tout, vous devriez être heureux de savoir Van Bommel et De Jong éliminés ?
Alain Finkielkraut :
Mais j’aime la Hollande. Mon cœur est orange depuis 40 ans. Vous savez, comme le dit Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, « Pour qu’un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s’y rejoignent dès le premier instant comme les oiseaux sur les épaules de saint François d’Assise. » Très jeune, j’ai découvert l’Ajax de Cruyft en même temps que « Portnoy et son complexe » de Philip Roth. Et, par une autre étrange coïncidence, l’épopée de Johnny Rep avec Bastia en coupe de l’UEFA, en 1978, a coïncidé avec ma première lecture émerveillée de l’œuvre de Lévinas.
Et de nouveau, cette année, alors que je participais à une conférence sur Lévinas à Londres, je décidais de me rendre aux Emirates assister au match Arsenal – Everton. Sur une magnifique ouverture aérienne de trente mètres dans la profondeur de Song, Van Persie marquait d’une splendide reprise de volée à l’étrange perfection technique, un geste sublime, « à la Berkamp ». Les artistes hollandais étaient toujours là.
Alors lorsque l’on voit à quel point Van Persie était perdu sur le terrain aujourd’hui contre le Portugal, on ressent dans sa chair et son esprit la violence faite aux génies, lorsqu’une civilisation s’effondre.
Pantheon Foot :
Etranges coïncidences, en effet. Vous gardez donc malgré tout de l’admiration pour Van Persie ?
Alain Finkielkraut :
Permettez-moi de citer à nouveau Kundera, toujours dans « L’insoutenable légèreté de l’être » : « Tant que les gens sont encore plus ou moins jeunes et que la partition musicale de leur vie n’en est qu’à ses premières mesures, ils peuvent la composer ensemble et échanger des motifs […] mais, quand ils se rencontrent à un âge plus mûr, leur partition musicale est plus ou moins achevée, et chaque mot, chaque objet signifie quelque chose d’autre dans la partition de chacun. »
Robin Van Persie et moi nous sommes rencontrés à un âge plus mûr, du moins dans mon cas. Et la seule passion que je ressens en le voyant, c’est une grande nostalgie de Berkamp. Berkamp ne prenait jamais l’avion. Il manquait souvent les matchs à l’extérieur en coupe d’Europe. Aujourd’hui, on affrète des jets privés pour ramener les joueurs dans leurs clubs!
Pour ma part, je continuerai à prendre le RER B pour aller donner mon cours à l’Ecole Polytechnique. La montée de Lozère jusqu’à l’école me maintient en forme. Une forme qui m’aide à supporter le désastre du football orange.
Philip Roth a écrit deux romans très différents consécutivement afin d’étudier le problème du mal. Dans le premier, « Le Théâtre de Sabbath », le personnage principal, Mickey Sabbath, fait entrer le mal dans sa vie pour tâcher de l’apprivoiser. Dans le second, « Pastorale américaine », Seymour Levov, dit le « suédois », construit au contraire des barrières pour tenter de le maintenir à distance. Dans les deux cas, le mal réussira quand même son travail de destruction.
La Hollande de 1974 et 1978, c’était Seymour Levov. Elle construisait des barrières contre la mal. Beau jeu, football total, mais aussi refus de sortir du vestiaire de la finale pour protester contre la dictature argentine. La finale de 1978 commença en retard, et le monde entier vit en direct l’affront fait aux militaires.
Et malgré tout, elle a perdu ses deux finales, contre l’Allemagne rugueuse et contre l’Argentine truqueuse de la junte militaire.
La Hollande de 2010 et 2012, c’est Mickey Sabbath. Elle a fait entrer le mal chez elle, avec Van Bommel, le diablotin, et De Jong, l’exécuteur des basses œuvres. Et le résultat est pourtant le même : défaite en finale contre l’Espagne , ridicule en 2012.
Et bien, comme on dit, si la fin ne justifie pas les moyens, l’absence de fin, en l’occurrence, ne les justifie pas plus. Je préférerai toujours Cruyft à Van Bommel, et la naïveté de Seymour Levov à la noirceur de Mickey Sabbath.
Pantheon Foot :
Merci Monsieur Finkielkraut, revenez quand vous voulez pour une interview imaginaire sur notre blog.
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