L’air pénétré, les entraîneurs supplient leurs joueurs pendant la causerie d’avant match : « Les gars, surtout, prenez du plaisir ».
Les footballeurs confient ensuite aux micros des journalistes : « J’ai essayé d’en profiter au maximum ».
C’est la nouvelle injonction moderne : prends du plaisir !
Laisser son cerveau au vestiaire
On le sait grâce à Philippe Muray, l’Homo festivus a tout envahi. Il se réjouit en permanence, fait la fête en toute occasion. Partout il doit jouir, ou, au minimum mimer la jouissance ; dans la rue, en tribune, sur le terrain, à l’école, entre voisins, et même à l’hôpital. Bientôt au cimetière.
Or l’orgasme est cet instant paroxystique pendant lequel le cerveau est débranché. Le temps d’une secousse, l’âme et le corps ne font qu’un, le cogito de Descartes devient : je ne pense pas donc je jouis.
Arrêter de penser est donc devenu le nouvel idéal. Sinon, on risque de se laisser « déborder par ses émotions », une erreur fatale dans notre époque de contrôle et de volupté. Les émotions sont les ennemies de l’Homo festivus, dont la gaité est placide ; elles sont aussi les ennemies de la performance.
Contrôler ses émotions
Il peut sembler contradictoire de chercher à contrôler ses émotions en prenant du plaisir. Contradiction apparente, mais vérité d’expérience : la volupté envahit le cerveau vide. Pour lui résister, on s’oblige à penser, à ses impôts, par exemple (pour ma part je pense à Edwy Plenel).
Le jeune amant, intimidé, oublie de bander dans les bras de sa dulcinée. Cette femme délicate restera bloquée, à la lisière de l’orgasme, toute une heure de travail délicat mais acharné des mains tant aimées de son fiancé. Trop émue, elle ne pourra s’abandonner, s’oublier, malgré les conseils de son coach sexuel privé : «N’oublie pas de prendre du plaisir.»
Le trop plein d’émotion nous empêche « d’exprimer notre potentiel ».
Songeons à Alain Finkielkraut. Il a tant d’idées fascinantes à nous transmettre. Mais parfois, son visage et son ton, déformés par la passion, nuisent à son message. Plus personne ne l’écoute, le téléspectateur festif n’entend que sa colère. Devant son poste, il ne veut voir que le sourire calme du plaisir.
Se concentrer sur le plaisir
Le plaisir véritable nait de la concentration sur l’instant de la caresse du ballon. Le secret est de se laisser envahir par le plaisir de la frappe, et peu importe la destination de la balle.
Même les Présidents cherchent la jouissance. Hollande, Obama, joueurs de golf et amants, ne songent qu’à « profiter» pendant leurs mandats.

Prendre du plaisir dans le travail
Obama et Hollande ne sont pas des exceptions. L’injonction au plaisir a maintenant envahi la sphère professionnelle.
« Si tu ne prends pas ton pied dans ton job, quitte-le», est la nouvelle maxime des coachs d’entreprise. Les modèles de l’époque, créateurs de start-up millionnaires ou décorateurs branchés à cheval sur plusieurs continents, nous donnent des conseils dans Paris Match : « La passion me guide ».
Auparavant, le travail donnait de la dignité, pas du plaisir. Le mineur, fier de son emploi, fier de nourrir sa famille, ne prétendait pas éprouver de la volupté sous terre. Il ne répondait pas aux interviews de Canal + : « Le contremaître nous a dit d’en profiter aujourd’hui, alors, dans la galerie, nous avons pioché plus fort que d’habitude. »

Mépris
Tout le monde ne peut pas sauter dans un avion pour un déjeuner d’affaires à LA ou Shangai, construire des tours à Barcelone ou ouvrir des clubs branchés à Moscou et Ibiza. Certains doivent valider les achats de ceux qui « profitent » à la caisse des magasins de Paris, Dubaï et New York, d’autres doivent nettoyer les chambres de leurs palaces.
En remplaçant la dignité du travail par le plaisir, l’injonction à l’orgasme professionnel rejette tous ceux qui «ne s’éclatent pas» au bureau -c’est à dire quasiment le monde entier- dans le camp des perdants.
Ce grand remplacement de notions morales (dignité, honneur, labeur, devoir) par des catégories de films érotiques (passion, plaisir, fêtes orgiaques, orgasme) est une des plaies de notre temps festif.
Donner du plaisir ?
D’ailleurs, si on incite les joueurs à prendre du plaisir, on leur conseille rarement d’en donner. C’est déplorable. Certains, pourtant, ne ménagent pas leur peine. Que l’on songe au plaisir que les brésiliens ont donné aux allemands en encaissant 7 buts en coupe du monde. Cet altruisme brésilien, ce goût des autres, au lieu d’être encouragé, fut unanimement vilipendé !
Le sport et le développement personnel l’affirment : chacun doit fermer les yeux au monde, et les rouvrir vers l’intérieur, vers son petit plaisir personnel, sans souci de l’autre. Eyes Wide Shut. Quelle est loin l’époque où la femme amoureuse offrait de longues gâteries orales simplement par amour, sans rien demander en retour !* Aujourd’hui, les yeux clos, elle jouit et s’endort, laissant son amoureux interchangeable seul, encombré de son brûlant désir.
L’Homo festivus prend beaucoup mais ne donne jamais. Lorsque ce vilain verbe, « prendre », sera remplacé par le merveilleux « donner », lorsque les entraîneurs diront aux joueurs avant les matchs « Les gars, n’oubliez pas de donner du plaisir », notre société sera moins festive, mais tournera enfin à l’endroit.
En attendant, heureusement, nous pouvons toujours écouter « Le mendiant de l’amour » d’Enrico Macias : donnez, donnez, dodo-onnez, Dieu vous le rendra.
* Les historiens les plus sérieux situent cette époque vers 1976
PS : j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire ce post, j’espère que vous en avez pris autant en le lisant.
L’auteur de ce post m’a donne énormément de plaisir.
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