Le cimetière des footballeurs, les Stones et notre vie sexuelle

Alors que je passe en vélo par le cimetière de Brompton pour rejoindre Fulham road, j’aperçois la structure métallique du stade de Stamford Bridge au dessus des tombes et des arbres. Le ciel est bleu, il fait chaud, pour la première fois à Londres depuis plus de sept ans.

Je me demande si Franck Lampard et John Terry, les légendes de Chelsea, demanderont à être enterrés là, pour regarder éternellement leur stade, depuis leur dernière demeure.

Stamford Bridge au dessus du cimetière de Brompton

La mort des footballeurs

Un footballeur meurt bien avant sa mort biologique. Il traverse une première mort symbolique, son dernier match.

C’est de cette mort que je voudrais parler ici.

La carrière de joueur est courte. Dix ans peut-être, quinze si tout va bien. Dont parfois seulement cinq au plus haut niveau. On apprend à connaître un footballeur, à l’aimer. Cinq ans plus tard, il s’en va. Triste et beau.

La vie des footballeurs est plus courte que celle des chiens. Et beaucoup plus courte que notre vie à nous, simples mortels. Alors l’amour que nous portons à Platini, Zidane ou Messi, est d’autant plus fort et déchirant que nous savons qu’ils vont mourir bientôt, et bien avant nous.

Dans la passion que nous leur portons, il y a cette certitude de la perte prochaine qui magnifie nos sentiments. Nous éprouvons à l’avance de la nostalgie en les regardant.

Les footballeurs ne veulent plus mourir facilement

Platini est parti sans se plaindre et sans prévenir a l’âge de 30 ans. Zidane s’en est allé, sur un dernier coup de tête, à 34 ans. Mais aujourd’hui, les footballeurs refusent de mourir. Contrats publicitaires, dernières piges en Chine, au Koweït, ou aux Etats-Unis, comme Henry.

Beckham, après un dernier acharnement thérapeutique au PSG, est parti à 37 ans, un âge canonique pour un footballeur.

C’est dur de mourir, mais c’est mieux comme ca

Car il faut partir. A un moment de sa carrière, un footballeur a dit tout ce qu’il avait à dire. Cet artiste n’inventera plus de feinte, ne marquera plus une reprise de volée en lucarne, ne sera plus que l’ombre de lui même. Evidemment, c’est dur, mais c’est mieux. Le corps des footballeurs dit stop, ta carrière artistique est finie.

Les autres artistes feraient bien de s’inspirer des footballeurs

L’inspiration est de courte durée. Il arrive un moment où un artiste doit s’arrêter.

Pourtant, samedi soir à Hyde Park, j’ai assisté à un concert des Rolling Stones. Ils se produisaient dans le grand parc du centre de Londres pour la première fois depuis 1969. Avec la trêve du football, il faut bien s’occuper.

Les Stones sont toujours là, devant des foules immenses ou dans des petites salles VIP. Ils chantent, malgré leur âge très avancé, se déhanchent, supplient qu’on les allume (« start me up »), ont toujours autant de mal a obtenir satisfaction (« satisfaction »), peuvent rarement avoir ce qu’ils veulent, même s’ils obtiennent ce dont ils ont besoin (« You can’t always get what you want ») et sont toujours amoureux d’une fille qu’ils n’ont croisée qu’une fois en 1976 (« Angie »).

Pourtant, qu’ont-ils créé d’éternel depuis, disons, 1980 ? Pas grand-chose. Trente ans de concerts combles, mais peu de création. Car comme les footballeurs, ils ont probablement déjà tout dit.

 

Mick Jagger, samedi 6 juillet 2013, Hyde Park

Ils devraient avoir la délicatesse de Platini et partir. Mais ils s’accrochent.

Alors pourquoi ces foules immenses et enthousiastes ? Parce que les foules sont nostalgiques. C’est peut-être la dernière fois que les Stones jouent, ou presque, et c’est bien la lumière déclinante de leur fin de carrière interminable qui est belle, et qui soulève les cœurs.

Et Picasso ? Et Philip Roth alors ?

Deux modèles de longévité. Contrairement aux Stones, ils ont continué à produire de nouvelles grandes œuvres jusqu’à un âge avancé. Mais Picasso a un peu triché, en changeant sans arrêt de style. Comme Cantona qui est passé au Beach football.

Philip Roth a probablement atteint le sommet de sa carrière vers l’âge de 60 ou 65 ans (le Théâtre de Sabbath, Pastorale américaine, La Tache). Mais finalement, lui aussi, à 79 ans, a annoncé qu’il arrêtait d’écrire. Il a marqué tous les buts qu’il devait marquer, écrit les livres qu’il devait écrire. Il a trop mal au dos pour continuer à travailler debout devant son ordinateur.

 

Qui est ce monsieur à côté de Philip Roth ?

Et donc même un stakhanoviste de son art, un énorme travailleur passionné, comme Roth, doit le reconnaître : arrive un jour ou l’inspiration s’en va, c’est fini, tout simplement, et même si on respire encore, on est mort avant l’heure.

Milan Kundera et notre vie sexuelle

Contrairement à Roth, Milan Kundera n’a pas officiellement annoncé qu’il arrêtait. Mais il a accepté que ses œuvres « complètes » paraissent dans la Pléiade, ce qui est un signe plutôt inquiétant. Depuis L’Immortalité en 1990, ses courts romans ont peut-être moins de souffle, comme si lui aussi était proche de la fin de l’inspiration, même s’il a écrit des essais magnifiques et incontournables (Les Testaments trahis, Le Rideau).

Dans la sixième partie de L’Immortalité, « Le cadran » (1), Kundera raconte l’histoire de la vie sexuelle d’un homme, surnommé Rubens.

Il prévient lui-même le lecteur que ce sera l’histoire la plus triste qu’il aura jamais écrite. Car la vie sexuelle de Rubens, comme celle des footballeurs, a un début, et une fin, bien avant la mort effective. Arrive un jour où le sexe n’intéresse plus Rubens, il a parcouru toutes les heures du cadran de sa sexualité, visité et revisité toutes les femmes de sa vie, vécu toutes les expériences qu’il avait en lui. Sa vie sexuelle est derrière lui ; c’est fini.

Voilà pourquoi le sexe chez les jeunes n’est pas intéressant ; une performance physique presque sportive effectuée par des gens qui n’ont pas compris que leur sexualité allait bientôt mourir, qui sont aveugles à la fragilité et à la brièveté de ce qu’ils font.

Et c’est pour cela, au contraire, que le sexe chez les personnes mures est tellement plus beau et émouvant : il est déjà auréolé de la nostalgie de sa mort prochaine, comme un concert des Stones.

 

 

(1) Nous ne pouvons que recommander à nos lecteurs L’Immortalité, ou, pour ceux qui se sentiraient (à tort) intimidés par la lecture complète du roman, au moins la lecture de la sixième partie, Le cadran, qui peut se lire comme une nouvelle séparée du livre (même si c’est dommage, car le personnage de la luthiste est moins beau si on ne connait pas Agnès). Inspiré également de cette sixième partie, un autre post : la mort de Barcelone ?

 

9 commentaires

  1. Monsieur Benlosam,
    Merci pour ce post plein de sérénité.
    Il ponctue à merveille cette journée.
    Au plaisir de vous lire.
    Amicalement,

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  2. Très beau texte sur la mort, mais pourquoi n’abordes-tu pas la question de la résurrection du footballeur? On a vu des footballeurs mauvais revenir à leur meilleur niveau. Sans parler des cyclistes, Armstrong en tête…

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  3. Le football contemporain est à l’image du porno; alors que Pelé et Platini nous rappellent un âge d’or en 35mm, où le talent, la spontanéité, la grâce même, giclaient sur la pellicule, les Benzema, les Ibra, les Tevez et Suarez évoquent les hardeurs du genre gonzo: n’importe quoi, n’importe où, dans n’importe quelle position et sans le moindre plaisir, sinon celui de cracher leur fiel dans notre figure. Le PSG, Manchester City et d’autres écuries en cuir et latex suscitent en nous une fascination honteuse, qui trouve son assouvissement dans les canapés en moleskine, les écrans plats, la VOD sous cellophane. Chaque victoire du PSG est une petite mort. On s’en veut d’être là, seul, face aux vices du monde, dans l’attente du plaisir et de la déception, comme l’adolescent d’autrefois aux prises avec sa main droite et la pastorale chrétienne.

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    1. Merci AlexThunder pour votre commentaire toujours aussi inspiré. Et très belle allusion pour finir au magnifique « Pastorale Américaine » de Philip Roth. A vous lire

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  4. Et que dire des présidents de la République ? Leur mort a beau être programmée dans la constitution (à part les dix commandements, on peut difficilement faire plus officiel) et qui pourtant, pour certains, reviennent nous hanter tels de terrifiants zombies vaudous.

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