L’art français de la drague, éléments de théorie

Dans mon précédent post, je promettais de revenir sur les notions très complexes de séducteur et de dragueur.

Séducteur winner

Un séducteur n’a rien à voir avec un dragueur. Je pourrais donner une définition mathématique complexe et rébarbative ; prenons plutôt un exemple.

A. est producteur d’émissions de télévision. Il a 40 ans, une barbe et « du charme », dit-on. A. n’a jamais dragué de sa vie, pourtant, son palmarès se chiffre en centaines de femmes (en fait des milliers, il a perdu le compte depuis longtemps). Ces femmes sont plutôt jeunes et belles, voire absolument sensationnelles. A. reçoit tous les jours des textos, des sextos. Lorsqu’il sort avec ses amis, on lui présente des femmes qui ont demandé à le connaître.

A. doit déployer des stratégies compliquées pour dormir seul la nuit.

Il bénéficie à plein du théorème de Kundera que nos lecteurs connaissent bien (« Car il avait compris le secret de la vie. Les femmes ne recherchent pas le bel homme. Les femmes recherchent l’homme qui a eu les belles femmes.», « Le livre du rire et de l’oubli »)

A. est fatigué, A. est un séducteur.

Dragueur loser

Le dragueur a lui aussi des ambitions quantitatives et qualitatives. Mais aucune femme ne vient vers lui. Alors, comme Don Quichotte part à la recherche des moulins, il sort de chez lui et parcourt le monde pour trouver des filles, avec des résultats concrets souvent faibles.

Le dragueur est un philosophe et un poète

Que le lecteur se rassure, le but du vrai dragueur n’est absolument pas de coucher avec des femmes. Il cherche en réalité le graal : la femme parfaite. Qui n’existe pas, tout le monde le sait.

Le dragueur est un philosophe.

Il a tout compris. A force d’échecs, à force de constater le peu de résultat de ses efforts, il développe une philosophie simple de la vie : ce qui compte ce n’est pas ce qu’il cherche (qu’il ne trouvera sans doute jamais), c’est la quête elle-même. Le chemin plutôt que le but.

Accumuler les richesses (les belles femmes) ne rend pas heureux. Et il relit les grecs. Plus on a de belles femmes, plus on en veut, plus on est malheureux et insatisfait. Le séducteur est frustré et dort mal, se dit-il. L’homme doit limiter ses désirs et son ambition pour se concentrer sur la satisfaction de ses faibles besoins. Et transformer la drague en jeu : plutôt que de penser aux défaites inévitables, il faut aimer le jeu lui-même.

Le dragueur qui joue par pure addiction sexuelle n’a, quant à lui, rien compris. Il veut absolument amener une femme, n’importe laquelle, dans son lit, pour assouvir ses tristes besoins.

Privilégier le beau jeu

Le vrai dragueur est un poète. Il n’est pas pathétique. Honni des femmes (« Je déteste les dragueurs ! » proclament-elles, tout en adorant qu’on les drague), caricaturé en Aldo Maccione par la société, il se moque de son « image » pour se consacrer à son art.

Aldo Maccione, L’aventure c’est l’aventure

Loser assumé et heureux, il développe dans sa recherche de l’absolu féminin une éthique de la quête fondée sur la beauté du geste, comme les grands footballeurs privilégient le beau jeu au but de raccroc. Le dragueur poète c’est la Hollande de 74 ou la France de 82. Le séducteur, lui, triste winner, n’est que l’Allemagne de 74 ou la France de 98.

Alors bien sur, parfois, c’est rare et sublime, le dragueur rencontre vraiment, incroyable !, sa « panthère », sa femme idéale. Et le jeu s’arrête.

Les femmes qui pensent pouvoir changer un séducteur en homme fidèle et amoureux n’ont rien compris. Le séducteur ne changera jamais, les femmes se succèderont toujours dans ses bras puisqu’il ne cherche que lui-même dans chaque relation. Au contraire, le dragueur s’arrêtera de jouer s’il rencontre sa femme parfaite. Il entendra le coup de sifflet final et sortira du terrain après avoir échangé son maillot et salué ses supporters.

Un jeu d’origine française

La drague est un art français inventé au XVIIème siècle, une innovation majeure. Malheureusement, comme d’habitude, nous avons raté la phase marketing, en laissant l’expression « beautiful game » (le beau jeu) aux anglais qui n’ont inventé, eux, que le football.

D’ailleurs, les françaises qui habitent Londres le disent toutes : dans la capitale britannique, elles n’existent plus dans le regard masculin. Heureusement, lorsqu’elles rentrent quelques jours en France, elles revivent. Sifflées par les ouvriers du bâtiment, invitées à prendre des cafés par des inconnus barbus, qui vantent leur sourire et leurs jambes, elles reprennent confiance dans leur féminité.

 

Une théorie footballistique de la drague

Dans une des plus belles nouvelles jamais écrites, « La pomme d’or de l’éternel désir », tirée du recueil « Risibles amours », Milan Kundera a le premier remarqué les similitudes entre le beau jeu français, l’art de draguer, et le beau jeu anglais, le ballon rond.

1 Le repérage

Pour quiconque a l’ambition, un jour (en fait jamais, mais ce n’est pas grave, nos lecteurs l’ont compris, l’important c’est la quête), d’atteindre des objectifs quantitatifs importants en termes de femmes, la difficulté est d’abord d’en rencontrer beaucoup.

Pour A., le séducteur producteur TV, le problème ne se pose pas. Il est déjà entouré de trop de séduisantes demoiselles. Mais pour le dragueur de base, vous, moi, il est très difficile de connaître suffisamment de créatures. Il faut donc effectuer des « repérages ». Comme les entraîneurs de football envoient des émissaires sur tous les terrains de jeunes de l’hexagone repérer les talents, le dragueur est perpétuellement en alerte. Lorsqu’il prend de l’essence, il vérifie si la fille à la caisse a un potentiel intéressant. Dans ses rendez-vous professionnels, il se promet de revenir seul si l’hôtesse d’accueil a un joli sourire. Sa vie entière est un repérage.

2 L’échauffement

Tous les dragueurs le savent : rien n’est plus difficile qu’un abordage à froid. En arrivant dans une soirée, le dragueur est en difficulté. La timidité le bloque, la peur de la veste le tétanise. Il oublie temporairement le premier commandement du dragueur (« Tu n’auras pas peur du ridicule »). C’est évidemment idiot. Le jeu appelle la faute. Il faut tirer au but pour marquer. La veste est la condition normale du dragueur, une drague réussie, l’exception.

D’où l’importance de l’échauffement. La vraie terreur d’un dragueur (il a des cauchemars récurrents) est d’ailleurs la suivante : rencontrer (enfin) sa femme parfaite à froid. Bafouiller, transpirer, être dépassé par les émotions au moment tant rêvé où « la panthère » croise son chemin. Voilà pourquoi il essaie d’être chaud en permanence. En soirée, dès son arrivée, il aborde une ou deux filles qui ne lui plaisent pas du tout et leur sort le grand jeu. Comme un footballeur s’échauffe au bord de la ligne de touche, il attend l’arrivée d’une beauté fatale pour entrer sur le terrain. Tel Fernando Torres à Chelsea, il attend souvent très longtemps, d’ailleurs, entre rarement en jeu, et passe beaucoup plus de temps à s’étirer et à sautiller qu’à jouer en compétition.

Au passage, involontairement, il lui arrive de briser un cœur. Comment expliquer à cette fille jamais rappelée, qui ne comprend pas pourquoi il l’a mise sur un piédestal, qu’il ne cherchait qu’à s’échauffer ? Impossible. Aucune femme ne comprendrait. (C’est un secret masculin que je ne devrais même pas révéler ici, d’ailleurs).

3. L’abordage 

La phase de l’accostage est la plus connue du grand public et la plus prestigieuse.

Un bon dragueur doit savoir accoster dans toutes les positions. Restaurants, bars, rues, trains, administrations, passages cloutés, aéroports, supermarchés, mamans à la sortie de l’école, retourné acrobatique, jeu long, jeu court ; toujours prêt, il n’hésite devant rien.

Un « abordage réussi » est son objectif. La suite l’intéresse beaucoup moins.

Si le dragueur précise d’entrée à une femme qu’il ne veut pas l’aborder, alors il peut en général l’accoster. C’est absurde mais en réalité extrêmement puissant. Les femmes, on l’a vu, n’aiment pas les dragueurs, elles veulent bien se faire draguer, d’accord, mais pas par des dragueurs. En précisant tout de suite à cette fille dans un supermarché qu’il ne souhaite pas l’aborder, tout en lui parlant devant le rayon laitages, ce dragueur masqué respecte ainsi un code très important. Ce code, la base même de l’érotisme, c’est que toutes les intentions doivent rester cachées.

4 Le jeu collectif et la passe décisive

« La passe décisive » est très prestigieuse en drague, peut-être plus qu’en football. Si le football se prosterne devant le buteur, la star de l’art de la drague est souvent un numéro 10 altruiste, plus passeur que buteur.

Kundera au début de la nouvelle « La pomme d’or de l’éternel désir » :

« Martin a commis l’erreur de réduire l’accostage à un exercice de virtuosité devenu une fin en soi. De sorte qu’il se compare souvent, non sans une certaine amertume, à l’attaquant généreux passant des balles sûres à son coéquipier qui marque ainsi des buts faciles et récolte une gloire bon marché ».

En réalité, ironie kunderienne, on comprendra dans la suite de la nouvelle que Martin se fiche complètement de marquer des buts. Au contraire, il veut rentrer dîner avec sa femme qu’il aime. Seule la poursuite de l’éternel féminin l’intéresse.

Martin est le dragueur parfait, pur numéro 10, collectif et amoureux du jeu.

Dans un binôme de dragueurs, on trouve idéalement un abordeur de génie, beau, les yeux verts, brillant, créatif, désintéressé, et un Gert Muller des surfaces, petit, râblé, sans classe, qui ne pense qu’à récupérer les ballons pour les pousser au fond des filets.

Le mot de la fin à Woody Allen

Interviewé par David Abiker sur Europe 1 (ICI), Woody Allen a déclaré le 31 août :

« J’ai tout essayé, toutes les techniques de drague imaginables. Ça n’a jamais marché. »

Woody Allen nous laisse ainsi comprendre qu’il est un dragueur d’exception.

« Seuls les titres restent » répète la foule. C’est évidemment faux, il le sait. Le résultat n’a aucune importance : toutes les positions sexuelles plus ou moins inconfortables seront oubliées, perdues, alors que la magie des rencontres, des commencements, des accostages improbables et des sourires partagés, restera éternellement. (La suite ICI)

On reconnait Woody Allen à la droite de David Abiker

3 commentaires

  1. Cher Benlosam,
    Très attaché à vous lire, je voudrais également conseiller à vos lecteurs une analyse attentive du Théatre de Sabbath de l’excellent Philippe Roth, que vous citez souvent. Ils y découvriraient une dimension sociale à la théorie du dragueur.
    Sabbath, dragueur impénitent, nous donne deux leçons :
    1/ « pour draguer, j’ai dû nettoyer mon emploi du temps ». Les repérages, l’échauffement, les déchets impliquent d’avoir beaucoup de temps disponible.
    2/ Les femmes peuvent tout accepter d’un dragueur sauf des preuves évidentes de sa pauvreté matérielle.
    Conclusion : les dragueurs à succès doivent avoir de l’argent et ne pas travailler. Ce sont des gens très riches.
    Qui n’a pas éprouvé cette théorie en regardant une fille splendide au bras d’un avorton en Maseratti ? Qui n’a pas eu alors la bassesse de maugréer « c’est sûrement à cause de son fric »?

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