Le théorème de Lévy, saint Paul, et Raymond Domenech

Suite au billet de Benlosam qui évoquait le théorème de Lévy, nous avons reçu de nombreux commentaires de lecteurs désireux d’en savoir plus sur ce sujet. On les comprend.

Benlosam a dit l’essentiel en décrivant l’hégémonie de l’école déterministe, qui nie toute forme d’aléa dans le résultat d’un match de football. Et il a raison de souligner comment les journalistes, non contents d’adhérer massivement à cette école, font quasiment œuvre de propagande en sa faveur, en gommant après coup de leurs comptes rendus les aléas qui viendraient contredire cette doctrine. Le match Italie-Corée du sud (Mondial 2002), déjà évoqué dans notre billet sur l’Affaire Nasri, est l’illustration parfaite des manipulations opérées en faveur de cette école.

En relation avec cette volonté de peindre un monde parfaitement cohérent avec les résultats des matchs, les équipes du Professeur Lévy ont isolé un phénomène précis : un niveau de corrélation excessivement élevé entre le résultat d’un match et les notes données aux joueurs. De manière frappante, les joueurs reçoivent quand ils ont gagné une note très généralement supérieure à celle qu’ils méritent, alors que cette note est nettement sous-estimée quand ils ont perdu. Volontairement ou malgré lui, le journaliste affirme que celui qui a gagné était meilleur. Alors que c’est souvent le contraire qui est vrai.

Fort de ce constat, le théorème de Lévy peut donc s’énoncer en deux points :

« Le niveau de corrélation entre les notes des joueurs et le résultat d’un match atteint un niveau que ne justifie pas la réalité de leur prestation.

« Quelque soit un match, il n’est possible de porter un jugement réellement pertinent sur les joueurs qu’en faisant totale abstraction du résultat final.

Occulter le résultat d’un match pour évaluer la performance des joueurs est évidemment une nécessité pour détacher son jugement des événements extérieurs qui ont pu influer sur le score. Mais tout le monde n’est pas capable d’un tel pouvoir d’abstraction. Benlosam en est bien conscient, et c’est pourquoi dans sa recherche de la rigueur la plus irréprochable, il n’a pas hésité à proposer les notes des joueurs de France-Espagne avant même le match. C’est à l’évidence le meilleur moyen pour ne pas être influencé, même malgré soi, par son résultat final.

Malheureusement rares sont les journalistes sportifs qui poussent la conscience professionnelle aussi loin. Dans leur grande majorité ils ne se prononcent sur les performances des joueurs qu’après le match, et leur jugement est donc gravement altéré par la connaissance qu’ils ont du résultat. Ce biais systématique peut avoir des conséquences catastrophiques, l’une des plus déplorables au niveau mondial étant le ballon d’or accordé à Canavaro en 2006. Il est en effet évident qu’il ne l’a reçu qu’en raison de la victoire de l’Italie à la Coupe du Monde. Or on sait que cette victoire doit beaucoup à des éléments extérieurs à Canavaro (décision arbitrale absurde contre l’Australie, coup de boule de Zidane pour ne citer que les plus marquants). Cela signifie qu’il aurait pu avoir le même comportement sur le terrain et ne pas gagner la Coupe du Monde, ni donc le Ballon d’Or. On a porté à son crédit des mérites qu’en fait il n’avait pas.

Dans cet exemple on peut supposer que l’erreur a été commise de bonne foi. Mais dans d’autres circonstances (Italie – Corée du sud par exemple), la tromperie volontaire est avérée. Nous ne pouvons que paraphraser Benlosam en y voyant la volonté de « donner du sens après coup » aux événements.

Cette manière de faire n’est pas propre aux journalistes sportifs. On peut remonter plusieurs siècles en arrière pour voir chez les chroniqueurs du moyen-âge la même volonté de travestir les événements qu’ils relataient. Leur ambition, affichée et assumée, était en effet non pas de raconter ce qui s’était réellement passé, mais de donner à voir des récits édifiants, pour montrer aux princes à qui ils s’adressaient les exemples à suivre. Pour expliquer ce comportement ils évoquaient saint Paul, disant aux Romains (Rom. 15 :4) : « Quaecumque scripta sunt ad nostram doctrinam sunt » (tout ce qui est écrit l’est pour notre instruction).

Les événements étaient modifiés pour en extraire les désordres, et faire ressortir l’essence divine de leur déroulement. Il s’agissait d’affermir la foi de ceux qui liraient (ou à qui on lirait) ces textes. Pareillement, les journalistes sportifs, comme les responsables de la FIFA et de l’UEFA ont besoin que les spectateurs gardent la foi, et continuent de croire que de manière systématique le meilleur gagne. Et que ce qui est arrivé devait arriver. Quel intérêt aurait un sport dont le vainqueur serait désigné par l’aléa, par l’incontrôlable ? Qui s’intéresserait à un sport dans lequel les erreurs des arbitres décideraient de la plupart des rencontres un peu serrées ? Evidemment personne, et donc il est essentiel pour la survie du football et de son environnement de maintenir cette illusion que c’est toujours le meilleur qui gagne.

Benlosam parle d’une école stochastique, qui s’oppose à la doxa de l’école déterministe. Ne faudrait-il pas plutôt parler de l’école agnostique ? Nous, tenants de cette école, ne croyons pas à la toute puissance de la valeur footballistique, ni à une entité supérieure qui récompenserait le meilleur. Nous pensons que des éléments extérieurs, au premier rang desquels l’arbitrage, sont souvent décisifs. Ces éléments sont aléatoires au sens où nous sommes incapables de les prévoir et même parfois de les comprendre.

Cette école est ultra minoritaire dans le monde du football, et Benlosam en a recensé les membres les plus charismatiques : lui, moi, et Raymond Domenech. Mais on sait que même les plus petits partis ont leurs courants, et j’espère ne pas provoquer de schisme en ne suivant pas Benlosam lorsqu’il annonce que la victoire de l’Espagne sur la France est aussi celle de l’école déterministe. Au-delà de la noblesse de cette démarche, et de l’humilité qu’exprime Benlosam dans ce propos par lequel il rend les armes, je considère qu’il y a là une analyse incomplète. Le véritable agnostique stochastique croit que tout est possible, tout et donc y compris ce qui est logique. Nous ne croyons pas que le meilleur perd toujours, nous croyons que n’importe qui gagne ou perd, en fonction de l’humeur de l’arbitre ou du sens du vent. Nous ne prévoyons pas systématiquement la victoire du plus faible, nous ne prévoyons rien. Dans ces conditions, difficile de nous donner tort. Donc oui, hier les déterministes ont gagné, mais nous n’avons pas perdu. Nous ne jouons pas contre eux, nous ne jouons pas. Et c’est ce qui fait notre force.

Benlosam nous dit qu’il rentre dans le rang, moi pas. Mais je suis persuadé qu’il parle sous le coup de la déception, qu’il va vite se reprendre et voir que rien de ce qui s’est passé ne contredit les fondamentaux de la stochastique agnostique.

A l’heure où j’écris nous ne connaissons pas encore la position de Raymond Domenech sur cette question.

 

7 commentaires

  1. Les agnostiques stochastiques, oui, cela correspond bien à notre école. D’un autre côté, sur un plan purement marketing, je ne suis pas certain de l’impact de cette marque. Peut-être devrions-nous trouver quelque chose de plus percutant, comme, par exemple, les gunners ou les spurs?

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  2. Voilà une théorie intéressante qui répond, j’en suis sur, à beaucoup de questions que tous ceux qui regardent un match de l’équipe de France en ce moment se posent…
    On la retrouve dans d’autres domaines tel que la recherche ou le marketing… mais qui resiste difficilement à un contre exemple simple!

    Debutons par la touche de reflexion:
    Dan Ariely, personne de qualité puisqu’il est professeur de Behavioural Economics à la Sloan school du MIT, a bien décrit dans son dernier livre Predictably Irrational le biais introduit par les explications a posteriori influencées par des aspects totalement irrationels de notre part et qui nous induisent systematiquement à nous comporter de facon tres etrange. Non, le but de l’évolution ne semble pas avoir été de créer l’étre humain (pour qu’il tape dans un ballon).

    Cependant un contre exemple continue à me turlupiner. Un de mes anciens amis joue dans une équipe de foot dénommée Panthéon FC (pure coincidence je suppose avec le thème de ce blog?) qui depuis des années (la nuit des temps diront certains) termine réguilèrement dans les dernieres places de son championnat.
    L’application du théorème précédent ne devrait il pas permettre à cette modeste mais néanmoins fort sympathique équipe, ne serait qu’une fois, de terminer premiere de son groupe? Un peu comme quand Auxerre remporta le championnat qui ne s’appellait pas encore Ligue 1? Ne serait ce qu’une question de temps qui justifierait la vieille maxime « Patience et longueur… »?

    L’avis de nos éstimés chroniqueurs serait fortement apprécié.
    Noon

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    1. Merci beaucoup cher Noon pour cette réponse pertinente et circonstanciée.

      Je commencerai par une mise au point, qui heurtera la modestie des joueurs du Panthéon FC mais tant pis : cette équipe a déjà terminée 2ème de son championnat. Et cela devrait suffire à prouver que le hasard est bien dominant dans les résultats des matchs de foot, et que le prétendu « lissage » qui devrait faire ressortir la réelle qualité des équipes sur la longueur d’un championnat est une fiction. Et oui, en attendant suffisamment longtemps on pourrait voir le Panthéon FC gagner son championnat. De même qu’en attendant longtemps (en fait très longtemps), on pourrait voir des chimpanzés tapant au hasard sur un clavier finir par écrire L’insoutenable légèreté de l’être, de Kundera (par exemple).

      A part ça, le but de l’évolution était-il ou non de créer l’être humain (pour qu’il tape dans un ballon), je ne sais pas. On raconte que Michel Hidalgo, l’entraineur de la meilleure équipe de tous les temps (France 1982), aurait dit un jour, en essuyant une larme : « 5000 ans de civilisation pour arriver enfin à jouer à peu près correctement au football ». Mais je n’ai pas de preuve.

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